Fin de la conscience
Ce que nous appelons conscience n’est autre que la structure psychique, psycho-sociale et philosophique dont nous avons hérité, philosophie grecque et christianisme compris, qui nous constitue. Par nos actes et les idées que nous manipulons, nous tentons de prouver qu’elle est encore et toujours le cadre général assurant à la pensée son efficience.
Cette conscience mute brutalement. Cette mutation dont nous sommes à la fois les créateurs, les acteurs et les victimes nous entraine dans son « chaos ». Nos psychés sont affectées comme peut-être jamais elles ne le furent en un temps si court.
Assurés que nous sommes que ce chaos ne peut pas détruire la conscience, cette structure si efficace depuis près de trois millénaires – a permis en particulier aux hommes d’inventer les formes de la connaissance, les sciences, la philosophie – qui s’effondre non seulement sous nos yeux, mais « en nous», et cet effondrement nous entraine tous dans « sa » chute, puisque nous en sommes à la fois les auteurs, les acteurs et les victimes.
Il faut le dire autrement. En fait, nous persistons à croire, car tel est ici le mot juste puisque nous évoquons quelque chose que nous tenons pour vrai, que la forme de la conscience qui prévalait lorsqu'elle était le « modèle du monde créé par la métaphore » et « cette invention d'un monde analogue sur la base du langage », pour parler avec Julian Jaynes, peut encore nous servir à comprendre le monde tel qu'il se présente à nous, et nous-mêmes dans ce monde, notre « place », notre fonction, notre capacité à y vivre et à le transformer. C’est pourquoi nous ne parvenons pas à appréhender, par exemple, que le langage est en train de changer de consistance, de statut et même de fonction.
Vivre dans le jeu généralisé
Nous semblons à peu près incapables de prendre acte du fait que nous sommes les auteurs de cette nouvelle version d’une série qu’il faudrait intituler « Ex-istence », ou encore « Sombre miroir » pour paraphraser le titre d’un grand film dans lequel la vie est un jeu et celui d’une série dans laquelle le jeu est devenu la loi de la vie. Et si nous y parvenons c’est sous la forme d’une entreprise de culpabilisation généralisée ne parvenant au mieux qu’à nous assommer un peu plus, sans pour autant nous permettre de prendre la mesure de la démesure qui nous emporte.
Les inventions dont nous sommes, qu'on le veuille ou non, les inventeurs-auteurs, on les doit bien à des humains déployant de nouvelles connaissances à partir du travail d’humains ayant travaillé à des époques antérieures. L'ensemble des « appareils » qui sont devenus à la fois les assistants, les co-acteurs et, par le biais des programmes auxquels nous acceptons de nous soumettre, les auteurs de nos vies, nous ont transformés en doubles de nous-mêmes. Les inventions sans cesse renouvelées dont ils sont porteurs faisant de chacun de ces doubles des supports réplicables à l'infini, nous expulsent de nos existences en tant qu’ensemble potentiellement cohérent de sensations, d’émotions, d’affects et de pensée.
Nous ne sommes plus les auteurs de nos vies que par la ferveur avec laquelle nous faisons entrer ces vies, nos vies, dans des scénarios pré-écrits par d’autres. Il y a ceux que des voix anonymes nous chuchotent à l’oreille et auxquels nous répondons parce que nous nous sentons sommés de répondre. Il y a ceux qui nous engagent à les suivre sur des écrans. Il y a enfin ceux qui trament pour nous et en notre nom sans que nous puissions jamais intervenir dans leur écriture, les grands scribes et leurs conseillers qui conduisent le monde à sa perte.
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Appareils et scénarios
Tous les scénarios que génèrent les appareils viennent à nous en traversant et retraversant sans fin l’espace et le temps. Nous nous soumettons avec une joie sans pareil à leurs voix et à leur puissance de conviction. Nous sommes en quelque sorte heureux car grâce à eux, nous n’avons plus ni à choisir, ni à décider.
Enfin libres ! ! Libérés du poids de l’existence, voilà ce que nous «sommes» !
Oubliées presque les presque les « actions » qui engageaient notre être et nos existenceset nous obligeaient à l’éthique comme à la pensée. Elles nous apparaissent comme bien futiles devant un tel bonheur. Plus besoins de décider ! Il n’y a désormais plus que des choix binaires ! Des choix consistant à appuyer sur un bouton, le bouton vert ou le bouton rouge. Des choix comme on est autorisé à en faire dans un jeu. Et d’ailleurs on le sait bien que la vie n’étant qu’un jeu, il n’y a plus à s’inquiéter des conséquences !
Ce décrochage ou plus exactement, cette mutation de la forme, du statut, de la fonction et du sens même du jeu, jeu qui devient avec notre assentiment un « jeu généralisé », tel est ce que visent à saisir ces réflexions, si l’on s’accorde encore à penser, à croire même, qu’expliquer un phénomène c’est parvenir à le comprendre et que le comprendre, c’est parvenir à le contrôler et, si cela s’avère nécessaire, vital même, parvenir à le transformer voire même à s’en défaire !
Rien de moins sûr pourtant. Mais comment ne pas continuer de croire à « cela », que la conscience est l’instance qui, malgré ses faiblesses, peut encore nous sauver ?
Quant aux appareils, qui est incapable de voir qu’ils sont devenus la forme matérialisée d’un rêve devenu drogue, une drogue à l’emprise de laquelle plus aucun de nous n’échappe, désormais. Le contrôle des appareils permet une surveillance et une connaissance que l’on sait aujourd’hui être « intégrale », de notre vécu, individuel et collectif. Les données que nous offrons en sacrifice à ces divinités aussi présentes et actives qu’inconnaissables dans leur « être même », appartiennent littéralement à ceux qui dirigent et possèdent les entreprises qui effectuent cette surveillance.
Ce contrôle qui va de la conception à la fabrication et surtout aux règles de l’usage, s’impose comme un dispositif d’une efficacité incomparable dans la conception et la diffusion de « récits » et « d’images» et dans leur développement potentiellement « infini ». Ces appareils, pour faire court, déterminent la formation, la consistance et le déploiement du « croyable disponible ». Et sans sourciller, nous avons, en quelque sorte désormais « de toute éternité », décidé de faire nôtre ce « croyable disponible » et accepté de nous soumettre à lui, corps et âme.