Depuis quelques années, à l’École nationale supérieure de photographie d'Arles, des projets d’expositions sont menés par les étudiants de deuxième année de l’École in situ. En 2025, la saison croisée France/Brésil amène dans son sillon, une exposition étonnante, « La Guerre de la langouste » signée à plusieurs voix par l’écrivain Jean-Yves Jouannais, l’artiste et enseignante brésilienne Mabe Betholico et la scénographe Elizabeth Guyon ainsi que certain.e.s étudiant.e.s de l’École nationale supérieure de photographie d'Arles : Thomas Bouniol, Célia de Feral, Teva Lan‑Yeung, Denis Valery Ndayishimiye, Maria Teresa Neira Barres, Mélina Rard, Joffrey Sebault et Jacinta**.** La guerre de la langouste, c’est le nom donné à un conflit qui éclata de 1961 et 1963 au sujet des zones de pêche entre le Brésil et la France. Comment présager que les langoustes pourraient contenir en elle-même le corps sans queue ni tête d’un litige ?
Si l’on veut bien croire la documentation étoffée de l'exposition rassemblée pour nos yeux, le nœud de pêche de cette histoire repose sur une question prêtant à rire dès son émission : la langouste est-elle une espèce considérée comme marcheuse, et donc appartenant aux côtes brésiliennes, ou bien nageuse, pouvant dès lors être chassées près des côtes brésiliennes par des pêcheurs français ?
Ce n’est pourtant pas la première fois dans l’histoire de l’humanité qu’un motif d’extraction de ressources et d'usurpation des propriétés et des biens, se solde par des tensions diplomatiques, amenant à un conflit majeur. Se souvenir alors des temps affreux « des grandes découvertes » où tout ce qui fut « trouvé » établissait un lien direct de propriété.
Dans le parcours scénographique de cette exposition qui se plaît à imaginer, non sans une pointe d’ironie, le retentissement qu’aurait pu avoir ce conflit en France, se laisser suspendre à une vidéo de 4 minutes en boucle intitulée Bataille navale. À travers une scène étonnamment contemplative, celle-ci interroge non seulement cette histoire que l’environnement qui l’a nourri.
Héritière du jeu L’Attaque qui se jouait pendant la Première Guerre mondiale, la Bataille navale, aussi appelée touché-coulé, est un jeu dans lequel deux joueurs s’affrontent en plaçant des figurines de navires - représentées en papier dans la vidéo - sur une grille tenue secrète. Dès le départ, chaque joueur possède le même arsenal militaire, ce qui n’est jamais le cas dans une guerre. En situation conflictuelle, les adversaires sont davantage obnubilés par les moyens pragmatiques de l’emporter sur l’autre, et cela passe par un inventaire affiché de leurs forces où l’arme nucléaire est très souvent énoncée comme ultime moyen de dissuasion. Alliant stratégie et surtout heureux hasard, l’enjeu de ce jeu est de « toucher » les navires de manière métaphorique, sans impact réel, si ce n’est celui de couler toute la flotte présente sur les cases adverses. De 1931 à 1977, le jeu s’est répandu sous des formes variées, du papier à l’électronique, avant de rencontrer un public international ouvert aux divertissements pour les préparer à la « guerre froide », ce conflit qui cherchait à frapper à l’aveugle.
En prenant la bataille navale comme motif, cette œuvre contemporaine rentre dans la lignée des artistes qui peignaient les cartes, sur commande, afin de rendre compte de la résolution d’un conflit sur un territoire donnée entre deux parties (cf : l’exposition « Quand les artistes dessinaient les cartes » aux Archives Nationales, sep. 2019-janv.2020).
© Bataille Navale, École Nationale Supérieure de Photographie de Arles
Dans Bataille navale, deux figurants pieds dans l’eau, se tiennent face à une installation joueuse installée aux abords d’une plage. Le sable et l’eau sont constitutifs de l’espace disponible devant eux : l’horizon marin est filmé dans la grille du jeu. Si la carte du jeu représente un document graphique d’opérations, la vidéo se saisit d’un continuum spatial. Le jeu posé devant eux joue à la fois l’espace séparateur et l’espace du commun pour la dualité en présence.
De ce conflit délocalisé en pleine mer, la situation d’une concision absolue semble fixe, voire figée dans le cadre déterminé par le réalisateur. Dans ce face-à-face, le spectateur voudra analyser les gestes et postures des deux antagonistes. Nous suivons avec attention les mouvements, même infimes, de ces deux êtres vivants qui nous ignorent : aucun regard n'est adressé à la caméra. On cherche à identifier une représentation incarnée du Brésil et de la France comme pour se rassurer de bien plaquer l’histoire de cette guerre sur ce qu’on voit. Or, à l’image, ce sont deux êtres suspendus, plantés dans le sable comme deux arbres le seraient au sol jusqu'à ce que leurs gestes extérieurs trahissent quelques mouvements intérieurs.
Arrêt sur image
Une partition sur l’espace-temps
Cherchant dans le mimétisme des deux, la naissance d’une conversation non-verbale, les deux antagonistes fabriquent une scène spatiale à ciel ouvert sur le territoire marin. Dans ce silence méditatif en partage, la mer s’écoute autant qu’elle se contemple, le dialogue échappe à la parole circonstanciée en redonnant une plasticité à l’espace-temps. De sorte qu’à l’écran, aucune bataille ne se livre.
© Bataille Navale, École Nationale Supérieure de Photographie de Arles
Ancrés et immergés dans l’eau, la peau comme seul point contact, une peau-frontière ne formant pas une ligne mais plutôt une épaisseur. Chacun des deux personnages semble adresser une question précise à la mer qui est la seule à avoir la réponse, le territoire maritime n’est pas un simple contenant pour les deux acteurs mais un milieu vivant, animé, débordant. Par le mouvement des vagues nous berçant de sa musicalité, l’horizon que l’on considère comme lointain et inaccessible s’incurve jusqu’à les entourer. La mer tient le rôle d’un tiers auquel nous donnons volontiers le pouvoir démiurgique de faire disparaître le plateau de jeu sous ses vagues. Les minutes défilent, le niveau de l’eau ne cesse de monter.
L’absence apparente d’une activité belliqueuse portée à l’écran laisse l’action des vagues mener le jeu. Soit, l’inverse de notre société où l’activité humaine grouillante impacte négativement la Terre. Les êtres humains se sont souvent pensés les maîtres du jeu de la nature en devenant les seuls organisateurs de l’espace. Avançant toujours plus vite avec la croyance infondée que les ressources étaient inépuisables et la pêche miraculeuse, ils seront tout à la fois les bâtisseurs, les conquérants, les producteurs et les exploitants des fonds marins. Au Brésil, les fonds marins sont aujourd’hui saturés par les canaux de l’IA, enfouies sous la mer comme pour ne pas se faire voir, comme pour ne pas gêner notre histoire d’avancer sans la nature.
Dans cette vidéo atemporelle, il est délicat de situer « où » la scène se tourne si ce n’est dans un décor marin qui n’est ni inerte ni manipulable. Cette vidéo donne à voir un espace où la guerre est éludée pour laisser entendre que c’est finalement l’environnement qui est au cœur de ce conflit que jamais personne n’écoute. Il est livré ici une variation poétique de déprise sur le monde. La mer ainsi exposée n’est plus le réceptacle d’une scène de jeu (ou de guerre) mais le résultat de l’inaction (ou de l’action) de ses occupants. Si la guerre a élu domicile dans les flots de la mer, redonnons-lui un droit de réponse. Ce sont les vagues qui sont chargées de rejeter la guerre sur le sable, de l’emmener au large ou de la transformer en écume. Reste pour nous à pouvoir entendre le rire des langoustes se moquer des pêcheurs !